Par DAVID COURPASSON chercheur et professeur de sociologie à EM Lyon.
Michel, manager de haut vol, 38 ans, refuse d’aller fermer un site dans le nord de la France ; 7 directeurs d’agence s’opposent aux nouvelles politiques de marketing de leur banque ; 15 chefs de projet refusent l’arrêt du projet d’un de leurs collègues décidé en haut lieu et s’organisent en blog pour écrire un rapport circonstancié à la direction générale ; 80 commerciaux intentent un procès à leur entreprise pour abus de pouvoir… Isabelle, cadre dans les ressources humaines, ne se rebelle pas, elle aime son boulot. Mais lorsqu’on lui impose des objectifs dont elle ne veut pas, elle s’arrange pour changer de poste. Des faits de cette nature sont fréquents (1), mais on les relève peu car ils sont disséminés.
Le constat que les cadres ne constituent pas un groupe homogène n’est pas nouveau. Le fait qu’ils puissent profiter de leurs ressources de réseau, d’information, d’expertise pour faire bouger les choses est toutefois important dans le paysage social actuel. A ceux qui s’interrogent sur les conséquences possibles de la crise et de l’augmentation de la «rage» sociale en France, ces histoires rappellent qu’entre la radicalisation des comportements, la montée de la violence sociale, l’apathie et le découragement, de nombreux scénarios sont envisageables. Ils vont de la réorganisation complète de certaines carrières, à des prises de parole et autres actes risqués qui sont tournés vers un même objectif : refuser des décisions managériales au nom de valeurs non négociables. Des actions individuelles ou portées par de petits collectifs au sein même des firmes peuvent ainsi compléter les actions organisées par des entités plus institutionnelles comme les syndicats. Si l’engagement des cadres dans la contestation peut paraître bien anodin devant l’ampleur des mouvements de rue impulsés par les syndicats, et si certains s’étonnent de l’intérêt porté à une population qui conserve apparemment un statut privilégié, la question reste intéressante à plusieurs titres.
Le cadre semble en effet bien loin des manifestations : il n’a pas le temps, il est pris entre la proximité avec le «terrain», avec les équipes de travail, et la nécessaire allégeance à une hiérarchie qui l’a promu, qui lui a fait confiance. Le cadre personnifie la loyauté, l’obéissance à la firme. Pourquoi des cadres se retrouvent alors à critiquer ou à refuser les logiques managériales et financières qui s’imposent à eux par ailleurs ? Que peuvent-ils avoir à dire pour justifier leur contestation ? Font-ils autre chose que tenter de préserver un statut menacé ?
Des études conduites auprès des cadres (2) ont permis d’identifier la montée de mouvements de rébellions relativement organisés, qui sont certes locaux et éparpillés, mais qui démontrent la volonté affichée de professionnels de plus en plus nombreux de «dire leur fait» aux responsables des entreprises et de leur montrer que d’autres façons de «gérer le business» existent bel et bien. Ces cadres rebelles s’engagent dans des contestations au sein de leur entreprise, pour en améliorer le fonctionnement, pour identifier les erreurs du management, pour faire en sorte qu’elles ne se répètent pas. Parfois, des cadres démissionnent avec pertes et fracas pour un désaccord de fond sur une décision, sur un principe moral, sur une façon de voir le monde. Dans d’autres cas, leur opposition est plus discrète. Elle se fait à travers un activisme quotidien, une manière bien à eux de servir l’entreprise qui leur permet de faire évoluer les demandes du management.
Quelles que soient les voies suivies par les cadres et la façon dont les entreprises interprètent cette contestation, ce qui compte est la signification sociale de la bascule : lorsque les cadres osent résister et sortir du rôle classique qui leur est dévolu, pour défendre des valeurs et des projets alternatifs, pour défendre des collègues menacés, ou des contrats bafoués, quelque chose se passe dans la société. Quand une population traditionnellement docile se rebelle, c’est qu’une partie essentielle du pacte social qui fonde l’entreprise s’est cassée. Bien sûr, le cadre ne semble pas contester les idéologies capitalistes et financières, il ne cherche pas à renverser les pouvoirs en place. Il semble assumer, encore et toujours, le statut qui a été le sien pendant des décennies. Mais il critique désormais ouvertement le fond et les critères des décisions managériales, en s’appuyant sur sa propre expertise, sa professionnalité, sa connaissance des règles et des ratios mêmes qu’il contribue à appliquer et à étendre dans les firmes.
Le cadre, s’il bascule, aura des arguments majeurs à faire valoir dans le débat social d’aujourd’hui. Il sait mieux que personne pourquoi les entreprises licencient, pourquoi elles délocalisent, pourquoi elles ferment des sites, parce qu’il est souvent la cheville ouvrière de ces décisions prises dans les sièges sociaux des multinationales. Si les cadres basculent dans la contestation, même sans descendre dans la rue, les entreprises seront en danger et devront peut-être, sous la pression d’un mouvement social émergent fondé sur la compétence, reconsidérer certains des fondements mêmes de leur fonctionnement hégémonique. Ce sera la contribution du cadre à la nécessaire transformation du monde capitaliste, et elle sera cruciale.
(1) Voir www.jeresiste.com.
(2) Voir le projet Rebelle : www.oce.em-lyon.com
Auteur, avec Jean-Claude Thoenig, de :Quand les cadres se rebellent (Editions Vuibert 2008).
Saturday, June 20, 2009
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