Ann Webb, Américaine et SDF à Paris
LE MONDE 2 | 20.02.09 |
Ce pourrait être un cauchemar de touriste américain à Paris. Mais au petit matin, il savourerait à l'hôtel, en même temps que ses croissants, la réalité retrouvée. Ann Webb, elle, ne se réveille pas. Depuis plus de trois mois, cette aide-soignante de 43 ans venue de Portland (Oregon) visiter la ville de ses rêves partage le quotidien peu enviable des SDF parisiens.
Elle en a adopté l'aspect. Regard infiniment las, dos voûté, elle porte aux pieds de gros godillots informes, à la main un sac plastique d'hypermarché. Par-dessus son manteau, elle a recouvert ses épaules de deux pulls bon marché. L'histoire sidérante que nous raconte Ann Webb devant son premier vrai repas depuis des lustres commence pourtant on ne peut plus banalement. Par une envie de vacances.
Quoi de plus classique pour une Américaine de milieu modeste, qui travaille dur, depuis toujours ? A 14 ans, elle donne déjà des coups de main à sa grand-mère, infirmière à domicile. Plus tard, elle décroche un diplôme d'aide-soignante. Et commence à enchaîner les journées de douze heures, à jongler avec deux emplois. Elle se marie, perd un enfant d'une leucémie, divorce, doit se débrouiller avec un seul salaire, vit dans une chambre qu'elle loue. Elle ne supporte plus, surtout, toute cette violence qui l'environne, "tous ces gens qui portent des couteaux, ou des pistolets, et s'en servent. Notamment ceux qui reviennent d'Irak"…
LE VOL ANNULÉ
Durant des mois, dollar après dollar, Ann Webb économise pour s'offrir, en automne, quand les tarifs se font plus doux, une échappée belle vers l'Europe. Un billet d'avion pour l'Espagne, une semaine dans une résidence de tourisme à Marbella. Se fiant aux tarifs repérés sur Internet, elle met de côté 900 dollars pour le billet retour. Lui resteront 1 000 dollars pour vivre, faire un saut à Madrid et Barcelone, puis gagner Paris en train et y rester quelques jours. A La Nouvelle-Orléans, qu'elle a un temps habitée, et appréciée, on lui a toujours dit qu'il y avait une vraie filiation entre la ville des Lumières et l'ancienne capitale de la Louisiane française. Que quiconque aimait l'une aimerait l'autre.
Venant d'Espagne, donc, Ann Webb débarque à Paris, gare d'Austerlitz, le 10 novembre 2008. Est-ce l'élection de Barak Obama ? Elle trouve les Français bien plus cordiaux que les Espagnols. "Le Louvre, la tour Eiffel, de toute beauté, et les gens amicaux… C'était exactement comme je l'avais imaginé." La suite était moins prévisible. Ann commence à être à cours d'argent, en dehors du petit pécule prévu pour le billet retour. Le 11 novembre, dans un cybercafé, elle déniche sur le site d'une de ces grosses agences en ligne qui dégriffent les billets d'avion un Paris-Portland à 549 dollars. Départ prévu le 17. Mais le 14, elle reçoit un mail du voyagiste. Les pilotes d'Air France – qui s'inquiètent de la nouvelle possibilité de travailler jusqu'à 65 ans – sont en grève. Son vol est annulé.
Ann Webb n'a pas souscrit l'assurance à 50 dollars qui lui permettait de se prémunir contre ce genre d'aléas. Le prix des autres billets proposés a doublé. Elle n'a plus assez d'argent pour rentrer chez elle. "Mon cœur s'est arrêté", raconte-t-elle. Son regard, jusque-là d'une grande intensité, s'embue. Elle semble revivre la douleur de ce moment. "Je savais que j'étais coincée à Paris. Presque sans un sou. Dans un pays dont je ne parlais pas la langue. J'étais terrorisée."
Mais l'Américaine espère encore. Une grève, cela ne peut pas durer bien longtemps ! Le prix des billets va baisser. Il n'en est rien. Le temps passe, les nuits d'hôtel coûtent. Sa carte visa prépayée se vide. Ann, soudain, se tait. Avoue sa crainte de "passer pour l'Américaine un peu gourde qui n'est jamais sortie de chez elle". Ce qui n'est pas totalement faux, admet-elle dans la foulée. "C'est vrai que j'étais sans doute un peu naïve. Je n'avais certainement pas assez économisé avant de partir…"
Elle s'offre avec ses derniers deniers deux nuits d'hôtel bon marché, et tente de se calmer, de réfléchir. Elle n'a pas d'économies au pays. Ses parents sont décédés. Elle n'a plus de contact avec son ex-conjoint. Ses rares amies sont fauchées (l'une d'entre elles, une ancienne colocataire, lui envoie tout de même 70 euros). Sa voiture est une épave dont elle ne tirera rien à la vente. Dans l'agence d'infirmières et d'aides-soignantes qui l'emploie, on ne supporte pas d'entendre parler de problèmes personnels. Inutile de les solliciter…
Reste le consulat américain. Contrôles drastiques de sécurité, ticket, file d'attente, enfin une fonctionnaire derrière sa vitre. Fort peu aimable. Ann, à moitié en pleurs, tente de lui expliquer sa situation. Elle veut rentrer, elle n'a plus d'argent. Dans l'affolement, elle croit comprendre : "Maintenant que vous êtes en France, il faut aller à l'ambassade de France. Personne suivante." A la sortie du consulat, elle interroge le premier passant. Où se trouve l'ambassade de France la plus proche ? Il éclate de rire.
"J'étais en état de choc. Traumatisée. L'ambassade ne pouvait rien pour moi ! Toute la nuit suivante, j'ai marché." Elle erre dans ce même Paris des touristes – tour Eiffel, Louvre, rue de Rivoli – qu'elle a découvert en des temps qui semblent déjà lointains. Elle se nourrit d'un sandwich abandonné, d'une orange qui traîne. "J'ai vite compris qu'il fallait marcher. Sinon, moi qui suis une femme, qui ai les cheveux blonds, je risquais d'être attaquée. Dès que je m'arrêtais, il y avait des hommes, des SDF eux aussi, qui venaient vers moi… Je me sentais vulnérable."
EN PLEIN FROID
Epuisée, elle échoue sur un banc près de la Seine, au pied de la tour Eiffel. De gros rats sortent d'un buisson. "A une époque, j'ai travaillé dans un laboratoire pharmaceutique. Je prenais soin des rats. A la fin des expériences, j'étais incapable de les tuer. Je demandais à les ramener à la maison." Ils lui montrent la voie, pense-t-elle. Une cachette qui la soustrait au regard des hommes. Plusieurs nuits d'affilée, elle dormira dans ces buissons.
Deux semaines à la rue, en plein froid. L'aide-soignante commence à repérer les distributions gratuites de soupe. Partout, elle tente d'expliquer qu'elle veut repartir aux Etats-Unis. Mais avec ses trois mots de français, et son fort accent américain, on ne la comprend guère. Elle partage la tente d'une Tchèque. Est hébergée par une "dame asiatique" qui a connu, elle aussi, la misère, mais lui demande de partir lorsque son mari rentre de voyage.
Des compères d'infortune plus "gentlemen" que d'autres, "beaucoup de messieurs arabes", lui confient quelques trucs pour survivre dans la rue. Superposer les couches de vêtements et de chaussettes, porter gants et bonnet, avoir des chaussettes de rechange dans un petit sac régulièrement renouvelé, ne pas être repéré comme SDF. Ils lui indiquent les stations de métro ouvertes la nuit, les bouches d'aération, dans le sol, d'où sort l'air chaud… Les endroits "où se procurer un duvet, où obtenir des vêtements, où prendre une douche, où lire ses mails…", énumère l'Américaine, bluffée de tant d'aide possible. "J'ai même pu avoir une coupe de cheveux et une couleur gratuite ! Aux Etats-Unis, ça faisait dix ans que ça ne m'était pas arrivé. J'ai dû devenir sans-abri à Paris pour ça !", sourit-elle devant nous pour la première fois.
Les SDF, Ann Webb les découvre fort nombreux à Paris. Beaucoup plus qu'elle ne l'aurait imaginé. "Avec le secours qu'ils reçoivent, on ne peut pas deviner qu'ils sont sans domicile, ils passent inaperçus. Moi-même, un jour où j'étais assise sur un banc dans un parc, un Américain m'a demandé comment on repérait les pharmacies en France. Je lui ai parlé des croix vertes. Il a pensé que j'étais une touriste. Je n'ai pas eu le courage de lui dire la vérité."
Ses souvenirs de la rue ne sont pas roses pour autant. Loin de là. Gare de l'Est, un groupe d'Afghans lui propose de dormir dans un endroit chaud… si elle accepte de coucher avec deux d'entre eux. "Cela dit, aux Etats-Unis, on m'aurait entraînée de force avec un couteau. Là, j'ai dit non, et ils m'ont laissée partir."
SOUPE DE RUE
Dans une association qui la domicilie, on lui demande ce qu'elle pense de Bush. Rien de bon. Sans doute habitué à d'autres profils de SDF, un bénévole lui suggère alors de faire une demande d'asile. Ann nous montre le formulaire de la Préfecture de police de Paris, qu'elle s'apprêtait à remplir, avant d'en comprendre la teneur exacte et de réaliser que cela ferait d'elle une traître à la nation américaine.
Il y a surtout ce jour dantesque où des hommes tentent de lui arracher son pantalon. Elle s'échappe. Mais doit traverser tout Paris en sous-vêtements sous son manteau pour en obtenir un autre auprès d'une association. Ce soir-là, épuisée, à bout de nerfs, elle fait la queue pour une soupe de rue. Quand son tour arrive, il n'y en a plus. Elle s'effondre en larmes. On la console, on lui trouve des restes. "Je me suis dit que si je m'en sortais, je viendrais les aider. Aux Etats-Unis, j'étais bénévole à la Croix-Rouge, j'aidais les gens à construire leur abri temporaire lors des inondations."
Un sans-abri ("un Cubain qui voulait m'épouser, attiré par mon passeport") la guide jusque chez Emmaüs. Elle découvre les hébergements de nuit, se sent enfin "à peu près en sécurité". Mais impossible de réserver une chambre pour le lendemain, il faut repasser par le 115, le numéro d'urgence pour les SDF. Au téléphone, elle a bien du mal à raconter son parcours abracadabrant, à convaincre qu'elle vit dans le dénuement le plus total. "Vous êtes une touriste américaine, s'entend-elle répondre invariablement. Nous n'aidons pas les touristes américains. Vous devriez retourner aux Etats-Unis." Un certain Mohammed, lui aussi à la rue, lui explique qu'elle y a droit comme tout un chacun, qu'elle doit insister, demander un responsable. Quarante minutes de palabres à chaque fois. "Epuisant."
Début janvier, Ann Webb peut enfin cesser de marcher toute la journée dans la rue. Une place s'est libérée dans un centre Emmaüs d'hébergement et de réinsertion sociale, ouvert 24 heures sur 24. Celia Morgant, travailleuse sociale, se souvient d'avoir vu arriver une personne "dans une grande fatigue physique et morale, comme c'est le cas de tous ceux qui viennent de la rue". La première Américaine jamais accueillie. Qui, là encore, peine à se faire comprendre.
Ann Webb nous montre la chambre austère qu'elle partage avec une autre femme de la rue. Un lavabo, deux lits d'une place, deux minuscules penderies. En pleine journée, sa compagne de chambrée dort, toute habillée, sur son lit. Elle ronfle comme un sonneur, "mais elle est gentille", soupire l'Américaine. Les vêtements de cette dame forment, au pied de son lit, un gros tas sur lequel trône un chariot. Ann Webb, elle, peut toujours faire entrer ses affaires dans la petite valise qu'elle avait au départ.
DIALOGUE DE SOURDS
Lorsque Le Monde 2 contacte l'ambassade américaine à Paris, c'est la stupéfaction. Elizabeth Gourlay, consule, nous reçoit très rapidement. "Nous n'étions pas au courant de son histoire. Nous ne laisserions jamais une citoyenne américaine, incapable de rentrer chez elle, à la rue en France, surtout dans la période de Thanksgiving puis de Noël !" L'histoire extraordinaire d'Ann Webb démarre par une incongruité, dont on s'étonne à l'ambassade : exemptée de visa puisqu'elle partait pour moins de 90 jours, la touriste américaine n'aurait jamais dû être autorisée à prendre l'avion pour l'Europe sans apporter la preuve qu'elle détenait un billet retour.
Autre source d'interrogations : son passage au consulat. Que s'est-il donc passé le jour où Ann Webb s'est présentée ? Dans son état de panique, n'a-t-elle rien compris de ce que la guichetière lui disait ? S'est-elle par erreur dirigée du côté des demandes de visa pour les Français plutôt que du côté des informations pour les citoyens américains, enclenchant un dialogue de sourds avec la fonctionnaire de l'ambassade ?
Normalement, elle aurait dû être rapatriée dans les trois ou quatre jours ouvrables. Une procédure banale, mise en œuvre en moyenne trois fois par mois, et jusque deux fois par jour au mois d'août, "le plus souvent pour des gens venus avec les Miles accumulés sur leur carte d'abonné d'une compagnie aérienne, mais qui n'ont pas prévu le budget suffisant pour vivre en France". Si aucun proche contacté ne peut aider, l'Etat américain avance le prix du billet, gardant le passeport de l'impécunieux jusqu'au remboursement. Par notre entremise, Ann Webb est invitée à se présenter au consulat dès le lendemain, 9 heures.
"ICI, MÊME LES SDF ONT UNE MEILLEURE QUALITÉ DE VIE"
Elle n'en revient pas. "Evidemment, maintenant je me dis que c'est évident : j'aurais dû insister auprès de l'ambassade. Mais on m'avait éconduite. C'était sans appel. Je pensais qu'ils ne pouvaient rien pour moi." S'y rendra-t-elle le lendemain ? "C'est trop tard, maintenant", tranche-t-elle, à notre grande surprise. "Aux Etats-Unis, j'ai tout perdu. Ma chambre est relouée, mon job a dû être confié à quelqu'un d'autre puisque je ne suis pas rentrée à la date prévue, ma voiture est partie à la fourrière. Je serai une 'homeless', une sans-abri aussi là-bas. Combien de temps me faudra-t-il pour économiser de quoi rembourser le billet d'avion ?"
Son destin, pense-t-elle maintenant, est peut-être de rester en France. "Je me dis que je n'ai pas pu vivre tout ça pour rien. Qu'il doit y avoir une raison." L'expérience de la rue a bouleversé sa "vision de la vie", et l'a rendue "humble". "Je sais maintenant qu'on est tous les mêmes." Elle a côtoyé des Algériens, des Russes, des Ukrainiens, des Africains, des Afghans… Entre deux pleurs, elle en rit. "Moi qui ai toujours voulu connaître différentes cultures !"
Ann Webb rêve désormais de trouver un travail, ici, en France. Même si c'est compliqué, qu'il lui faut apprendre la langue, faire des pieds et des mains pour obtenir des papiers. "Je suis tellement impressionnée par l'absence de violence. Je ne vois des policiers que pour garder la tour Eiffel, je ne croise personne avec un couteau. Je peux laisser mon sac par terre dans un magasin et le retrouver ! L'Amérique, croyez-moi, ce n'est pas ce que les gens pensent ici. Le coût de la vie est si élevé qu'il faut travailler très dur pour tout. Vous n'avez pas idée… A partir de Bush, cela n'a plus été comme sous Clinton. Tout le monde a deux boulots pour nourrir ses enfants. Le 'Land of opportunity', c'est fini !"
Homeless aux Etats-Unis ? Elle n'y survivrait pas, nous assure-t-elle. Tant qu'à être sans abri, elle préfère l'être en France. "Ici, même les SDF ont une meilleure qualité de vie."
Pascale Krémer
Sunday, February 22, 2009
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