Les experts sont fatigués

par Jérôme Fenoglio
LE MONDE 2 | 20.02.09 | 16h26 • Mis à jour le 20.02.09 | 16h26


e croyez pas la télévision. Il n'y a plus que là que le vocable d'"experts" peut encore être hissé en titre d'une série à succès. Il n'y a bien que là que vous verrez des policiers ou des médecins, infaillibles, dénouant à coup sûr les intrigues les plus embrouillées. Dans la réalité, les experts sont paumés, hésitants, inaudibles. Ils tâtonnent, n'arrivent plus à s'entendre, se contredisent.

Il n'est guère de grand procès où un expert judiciaire ne passe un mauvais quart d'heure. Il n'y a pas de dossier sanitaire ou environnemental, comme les OGM, les téléphones portables et leurs antennes-relais, où leur parole ne soit suspectée, remise en cause, quand ils arrivent seulement à en formuler une. Comme si la société, devenue allergique au risque, s'était mise à leur demander trop. Comme s'ils s'étaient mis à vaciller sous les poids des avis à rendre, des responsabilités à prendre, des culpabilités à venir.

Dans ce monde devenu trop complexe et trop impatient, une calamité s'est abattue sur l'expert : le principe de précaution. Lui ne sait pas bien se débrouiller avec cette patate chaude que l'opinion et les politiques ont placée dans ses mains. Comment jurer que quelque chose ne finira pas par être nocif si on ne l'a pas observé assez longtemps ? Comment être définitif, rapidement, quand les doses à étudier sont infinitésimales ? Quand il s'endort, après avoir admiré les exploits télévisés des surhommes de Las Vegas ou de Miami, l'expert doit rêver d'un univers idéal où le principe qui le tourmente ne serait jamais apparu.

Eh bien, ce monde sans contrainte a existé ! Il y a eu des catégories d'experts qui se sont contrefichues pendant des années de faire preuve de la plus élémentaire prudence. Leur devise ? "Ni principes ni précautions". Ce sont les experts de l'économie et de la finance. Evidemment, la sphère sans entrave ni scrupule qu'ils ont contribué à faire enfler ne pouvait être qu'éphémère. Elle a aujourd'hui explosé, et la contemplation du désastre pourrait arracher un sourire aux spécialistes du monde normal, coincés entre faits scientifiques et vigilance de l'opinion.

Même l'expert majuscule, l'expert-comptable, a failli. Il était censé certifier les comptes, et il n'a rien garanti du tout. Parfois, il n'a même pas cherché à voir qu'il y avait un Madoff qui frétillait au bout de la ligne de compte, et que celui-là exhalait des odeurs de poisson pourri. Les cabinets d'audit et les agences de notation financière n'ont pas fait mieux. Les experts de ces dernières ont invariablement accordé aux entreprises ou aux pays des séries de A aussi longues que celles qui font la réputation des andouillettes. Ce système dévoyé a masqué les risques au lieu de les mesurer.

Et il ne fallait pas compter sur les oracles autoproclamés pour voir la catastrophe approcher. Science accommodante, l'économie tolère en effet des spécialistes que les autres disciplines récusent, des experts en paroles et en écrits, en chroniques et en tribunes. Ces dernières années, plus leur ton était péremptoire, plus ils faisaient autorité. Plus ils se donnaient des airs méprisants, plus ils pensaient avoir raison. Bien sûr aujourd'hui, il leur faut réviser les dogmes assénés à l'époque. Mais ils ne le font que du bout des lèvres, certains assurant que personne n'aurait pu imaginer ce qui est arrivé, d'autres affirmant qu'à la faillite de Lehman Brothers près, ils avaient toujours vu juste. Leur plus grande expertise tient dans ce talent de ne pas reconnaître ses torts trop longtemps.